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Nous vivons une époque fascinante et troublante. Jamais l'humanité n'a été aussi "intelligente" selon ses propres critères : nos intelligences artificielles battent les champions du monde aux échecs et au go, nos algorithmes analysent des téraoctets de données en quelques secondes, nous avons démocratisé l'accès au savoir comme jamais dans l'histoire. Les prix Nobel se multiplient, les découvertes scientifiques s'accélèrent, et chaque enfant de dix ans peut aujourd'hui accéder instantanément à plus d'informations qu'un érudit du Moyen Âge n'en manipulait dans toute sa vie.
Pourtant, dans le même temps, nous assistons à un spectacle d'une stupidité collective saisissante. L'espèce la plus intelligente de la planète fonce tête baissée vers l'effondrement climatique, creuse des inégalités abyssales, laisse prospérer des discours complotistes et populistes, et semble incapable de résoudre des problèmes dont elle comprend pourtant parfaitement les mécanismes. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment l'humanité peut-elle être simultanément si brillante et si aveugle ?
Ce paradoxe révèle peut-être que nous nous trompons sur ce qu'est réellement l'intelligence. Qu'elle n'est pas ce que nous croyons mesurer, valoriser, développer. Qu'il est temps de déconstruire nos certitudes pour comprendre ce qui nous échappe dans cette course folle vers une intelligence déconnectée de la sagesse.
Commençons par questionner cette évidence : sommes-nous vraiment plus intelligents grâce à nos outils ? Ou bien nos prothèses technologiques nous donnent-elles seulement l'illusion de l'intelligence ?
Prenons Google. En quelques clics, nous accédons à des millions de sources, nous trouvons des réponses à des questions que nous n'aurions jamais osé poser il y a vingt ans. Mais cette abondance informationnelle nous rend-elle plus intelligents ? Ou nous dispense-t-elle simplement de l'effort de penser ? Quand nous "googlons" plutôt que de réfléchir, quand nous externalisons notre mémoire sur nos smartphones, quand nous laissons les algorithmes décider de ce que nous devons lire, voir, acheter, que reste-t-il de notre intelligence propre ?
L'intelligence artificielle accentue cette ambiguïté. ChatGPT peut rédiger des dissertations, des poèmes, des programmes informatiques. Mais celui qui utilise ces outils devient-il plus intelligent, ou devient-il simplement plus efficace ? La différence est cruciale. L'efficacité, c'est obtenir un résultat rapidement. L'intelligence, c'est comprendre le processus qui mène à ce résultat, pouvoir le critiquer, l'améliorer, le transposer à d'autres contextes.
Nous risquons de devenir des utilisateurs experts d'outils intelligents sans être nous-mêmes plus intelligents. Pire, nous risquons de perdre certaines capacités cognitives fondamentales : la patience de la réflexion, la tolérance à l'incertitude, la capacité d'attention soutenue. Nos cerveaux, habitués à l'immédiateté et à la stimulation constante, peinent désormais à soutenir l'effort intellectuel prolongé que requiert la véritable intelligence.
Mais le problème est plus profond. Même si nous étions individuellement plus intelligents, cela ne garantirait pas une intelligence collective. Au contraire, nos biais cognitifs semblent résister remarquablement à l'éducation et à l'information.
Prenons le biais de confirmation : notre tendance à chercher, interpréter et retenir l'information qui confirme nos croyances préexistantes. Plus nous sommes intelligents, plus nous devenons habiles à rationaliser nos préjugés. Un climato-sceptique diplômé d'une grande école trouvera des arguments plus sophistiqués qu'un climato-sceptique sans formation, mais il ne sera pas plus proche de la vérité scientifique pour autant. L'intelligence devient alors un outil au service de l'aveuglement plutôt que de la lucidité.
C'est ce que les psychologues appellent le "biais du point aveugle" : nous reconnaissons facilement les biais cognitifs chez les autres, mais nous sommes convaincus d'y échapper nous-mêmes. Plus nous nous considérons comme intelligents, plus nous sommes vulnérables à cette illusion. L'intelligence nourrit l'arrogance, et l'arrogance aveugle l'intelligence.
Les réseaux sociaux amplifient ce phénomène. Chacun vit dans sa bulle informationnelle, entouré d'algorithmes qui lui servent ce qu'il veut entendre. L'intelligence individuelle, au lieu de nous ouvrir à la complexité du monde, nous enferme dans des chambres d'écho sophistiquées où nos certitudes se renforcent mutuellement.
Le paradoxe des experts illustre parfaitement cette limite. Plus quelqu'un maîtrise un domaine, plus il a tendance à sur-estimer ses compétences dans d'autres domaines. Le prix Nobel de physique qui donne des leçons d'économie, le patron de start-up qui refait le monde, le médecin qui devient gourou... L'intelligence spécialisée génère une confiance généralisée qui mène souvent à l'erreur.
Cette dérive révèle une caractéristique troublante de notre conception moderne de l'intelligence : elle s'est progressivement coupée du réel. Nous valorisons l'intelligence abstraite, conceptuelle, théorique, au détriment de l'intelligence concrète, pratique, écologique.
Nos élites intellectuelles, formées dans les meilleures écoles, maîtrisent parfaitement les modèles mathématiques, les théories économiques, les concepts philosophiques. Mais elles peinent souvent à comprendre les conséquences concrètes de leurs décisions sur le terrain. Elles optimisent des indicateurs financiers sans voir les dégâts humains et environnementaux. Elles manipulent des abstractions sophistiquées tout en perdant le contact avec la réalité tangible.
Cette intelligence hors-sol explique en partie pourquoi nos sociétés, dirigées par des gens "intelligents", prennent des décisions collectivement catastrophiques. L'intelligence technique, celle qui résout des équations complexes et conçoit des algorithmes, a divorcé de l'intelligence écologique, celle qui comprend les interdépendances et les conséquences à long terme.
Un paysan qui observe l'évolution de ses terres depuis des décennies peut avoir une intelligence écologique supérieure à celle d'un ingénieur agronome formé aux dernières technologies. Mais notre société valorise et écoute davantage l'expert diplômé que le praticien expérimenté. Nous confondons connaissance et intelligence, information et sagesse.
Cette intelligence déconnectée produit ce que nous pourrions appeler des "solutions intelligemment stupides" : des innovations technologiques brillantes qui créent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent, des systèmes complexes qui optimisent localement tout en détruisant globalement, des théories économiques sophistiquées qui ignorent les limites physiques de la planète.
Face à ces impasses, peut-être faut-il repenser radicalement ce qu'est l'intelligence. Au lieu de la concevoir comme une capacité individuelle de traitement de l'information, nous pourrions la redéfinir comme une capacité relationnelle : l'intelligence comme art de la relation à soi, aux autres, au monde.
Cette intelligence relationnelle implique d'abord l'humilité. Reconnaître les limites de notre savoir, accepter l'incertitude, cultiver le doute méthodique. L'intelligence ne consisterait plus à accumuler des certitudes, mais à naviguer dans la complexité avec prudence et ouverture.
Elle implique aussi l'empathie. Comprendre les points de vue différents, saisir les enjeux des autres acteurs, anticiper les conséquences de nos actions sur autrui. Une intelligence qui ne prendrait en compte que notre propre perspective serait fondamentalement limitée et dangereuse.
Elle implique enfin la sagesse temporelle. Penser sur le long terme, intégrer les dynamiques lentes, résister à l'urgence du court terme. L'intelligence ne serait plus la vitesse de réaction, mais la capacité à prendre du recul et à voir les tendances de fond.
Cette redéfinition nous amène à valoriser d'autres formes d'intelligence : l'intelligence collective qui émerge de la coopération plutôt que de la compétition, l'intelligence émotionnelle qui intègre affects et raison, l'intelligence corporelle qui prend en compte notre nature d'êtres incarnés, l'intelligence écologique qui nous replace dans notre écosystème.
Elle nous invite aussi à développer ce que nous pourrions appeler une "méta-intelligence" : l'intelligence de nos propres processus cognitifs, la capacité à réfléchir sur notre façon de penser, à détecter nos biais, à ajuster nos méthodes. Non pas l'intelligence qui sait tout, mais l'intelligence qui sait qu'elle ne sait pas tout.
Le paradoxe de notre époque nous force à une conclusion inconfortable : nous ne survivrons pas avec notre conception actuelle de l'intelligence. Une intelligence qui nous rend individuellement plus performants mais collectivement plus aveugles n'est pas une intelligence, c'est une forme sophistiquée de bêtise.
La vraie intelligence, celle dont nous avons besoin pour affronter les défis du XXIe siècle, ne consiste pas à optimiser nos capacités cognitives individuelles. Elle consiste à apprendre l'art difficile de la coopération, de la remise en question, de l'adaptation. Elle consiste à développer ce que les philosophes anciens appelaient la phronesis : la sagesse pratique qui nous permet de bien agir dans des situations complexes et incertaines.
Cette intelligence-là ne se mesure pas avec des tests de QI. Elle se reconnaît à ses fruits : des décisions qui tiennent compte de la complexité du réel, des actions qui prennent soin du collectif autant que de l'individuel, des innovations qui soignent plutôt qu'elles ne détruisent.
Alors, peut-être qu'il est temps de cesser de nous demander si notre QI dépasse les 130 pour nous demander "comment être intelligents avec sagesse ?".
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